JOURNAL D'UN OBJET FAMILIER : LE TROMBONE
Lundi 8 mars : Je viens de voir le jour dans une usine d'Elancourt. On a produit un fil démesuré qu'on a ensuite découpé. Une machine s'est occupée de me plier pour me donner la forme que tout le monde connaît.
Je regarde autour de moi : la tête rébarbative de l'employé chargé des vérifications, le rouge d'un extincteur, là-bas. Je tombe et glisse dans un petit carton.
Lundi 15 mars : le temps me paraît bien long. On m'a serré, tassé avec d'autres dans une boîte agglutinée avec d'autres boîtes dans un carton au fond de l'entrepôt.
Mardi 16 mars : Un fournée après l'autre, les cartons de boîtes s'en vont, chargés dans des camions. J'en apprends un peu plus sur mon destin : je serai affecté à un écolier, à un ou une employé (e) de bureau.
Mercredi 17 mars : C'est enfin mon tour de partir. Long trajet en camion, puis les bruits de la ville. Par un interstice, j'aperçois les lettres pap...et rie. Qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire ?
Jeudi 18 mars : Ca y est, je suis sorti, enfin ma boîte, qui est posée sur un rayonnage en compagnie d'autres fournitures, des gommes, des taille-crayons, du Tippex. Ma boîte est bleue, c'est ce que j'ai entendu le vendeur répéter à plusieurs reprises.
Vendredi 19 mars : C'est un vieil homme qui nous a finalement achetés. Il a placé la boîte sur le rebord du buffet et y puise, en passant, pour maintenir ensemble deux feuilles, trois, voire tout un dossier.
Seul problème il fume la pipe : j'ai déjà pu observer un ou deux de mes frères trombones dépliés...et utilisés pour nettoyer son horrible bouffarde. Les pauvres !
Le pire, c'est qu'ils atterrissaient dans le cendrier; puis dans la poubelle.
Lundi 22 mars : Le noir partout. Je suis dans une enveloppe adressée à la Sécurité Sociale, ai-je lu. Mon dossier va être traité, c'est sûr, mais quand ?
D'après ce que m'a sussuré un collègue, je devrais avoir un ou deux mois de tranquillité. Au moins.
Fantasio
JOURNAL D'UN OBJET FAMILIER : LE STYLO
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JOURNAL D'UN OBJET FAMILIER : LE STYLO
Je
suis d'un haut lignage et la pureté de ma forme, la douceur de mon toucher sur
la page vierge ou déjà souillée par le péché originel, mon nom est le
prestigieux et le plus élevé des sommets européens. Je suis un stylo pure race,
le stylo mont blanc.
Je ne vais pas dans n'importe quelle
main de peur d'être souillé, torturé, écœuré. La main qui me tient doit être
pour le moins savonnée et récurée à fond. Point de souillure sur la perfection
de mon être. Je ne sonde pas l'esprit de mon propriétaire mais ai mon idée, à
force d'écriture, sur la qualité stylistique et didactique du texte écrit d'une
main tremblante ou ferme, sure d'elle-même ou apeurée, tonitruante ou insinuante. Mais je n'ai pas
mon mot à dire, même s'il me semblerait justifié, mon possesseur est le maître
incontesté de ses écrits et de ses ressentis. Parfois, épuisé, après une course
haletante sur les pages violées dans leur blancheur initiale, je souhaiterais
m'arrêter pour souffler un peu, mais parfois rien n'y fait, mon maestro est en
pleine crise d'expression et continue à un rythme effréné jusqu'à ce qu'enfin,
épuisé lui-même, il ne s'arrête enfin. Tous les deux, hagards d'avoir noirci
tant de mots sur tant de feuilles, nous nous regardons, hébétés. Il me caresse
doucement, langoureusement, me tourne avec émotion dans sa main ankylosée, me
remercie dans un regard noyé de
tendresse, d'avoir permis avec tant de douceur et de fidélité la tâche qu'il
s'était assignée. Je me repose maintenant, couché dans mon écrin et ne tarde
pas à m'endormir.
André