dimanche 8 octobre 2017

Le scriptoclip (ou marathon des âges de vie choisis par les écrivants : inclure les âges imposés toutes les 2 minutes par les participants)

Toutes les 2 minutes, l’un d’entre nous annonce un nouvel âge.

Aujourd’hui j’ai 11 ans et demie, 3 jours et 2 heures. Je rentre en 6ème, enfin chez les grands ! Même si ça me fiche un peu la trouille… Ce matin j’avais un gros nœud dans le ventre en arrivant au collège. C’est immense un collège. Je me suis perdue dans les couloirs, j’arrivais pas à trouver la salle de maths, la honte ! Et puis il y a les grands en 3ème qui fument et qui se roulent des pelles dans un coin de la cour, je trouve ça excitant et en même temps ça me fait un peu peur. Ils me regardent de haut, je suis une gamine pour eux. J’ai hâte d’avoir leur âge et de faire aussi des trucs interdits !

30 ans. Ma chef m’a appelée hier. Elle m’a proposé une promotion, un super poste à Singapour. Une trentaine de personnes à manager, des super projets en perspective, de grosses responsabilités et des relations à l’international, sans parler des conditions financières avec tous les privilèges d’expat. C’est une occasion en or, je serais folle de refuser ! Et puis j’adore voyager, rencontrer de nouvelles personnes, de nouveaux horizons, relever de nouveaux défis. Tout ça m’ouvrirait d’incroyables opportunités de carrière, surtout à mon âge. Mais quelquefois une pensée me traverse : ma vie professionnelle ne prend-elle pas toute la place aux dépens d’autre chose ?

J’ouvre les yeux. Whaaa plein de lumière, c’est drôlement étrange ici ! Un visage se penche vers moi et me parle. Je ne comprends rien mais il a l’air content de me voir. Je crois que c’est mon papa. Et puis ah ça y est, je reconnais bien l’odeur, l’énergie douce, la voix chaude. Ça c’est ma maman ! Elle me serre tendrement contre sa poitrine. C’est drôle, elle a l’air heureuse et en même temps elle pleure… Et moi je ne sais pas encore trop ce qui m’attend… Je plonge mon regard dans ses grands yeux bleus tant pour me rassurer que pour lui dire à mon tour : « Ne t’inquiète pas, maintenant je suis là, tout ira bien… ».

J’ai trois siècles. Trois siècles que je suis descendue ici-bas, que j’ai arpenté, exploré le monde, que j’ai ri, que j’ai pleuré, que j’ai compris, que je me suis perdue, retrouvée. Trois siècles d’apprentissage au contact de la réalité, de beaucoup de réalités souvent en conflit, parfois en harmonie ou en contradiction les unes avec les autres. Ce monde, j’y suis toujours. Mais il est temps désormais pour moi de le quitter. De laisser ma place à d’autres. Et de transmettre avant le secret ancestral, encore précieusement préservé et qui demande aujourd’hui à être révélé, celui auquel j’ai eu la chance d’être initiée en mon temps, élue parmi les élus, le secret de la vie éternelle.

42 ans. Je suis PDG de ma boîte. Un parcours exemplaire. Je gagne très, très bien ma vie. Je suis encore une belle femme, j’ai des amants, des amis, des relations, on m’envie. Mais voilà, au fond de moi, une partie de moi pleure. Une partie qui aspire à plus que des nuits torrides mais occasionnelles ou des entrevues à l’hôtel entre deux avions. Une partie de moi qui voudrait goûter le sel d’une vraie intimité, le miel d’un véritable amour. Etre tout pour quelqu’un et qu’il soit tout pour moi. Une partie de moi qui me voit vieillir et qui se dit que je suis peut-être passée à côté de ma vraie vie, et que la saveur de l’argent ne saurait remplacer la douceur d’un enfant. Une vie c’est trop court, beaucoup trop court pour vivre tout ce qu’il y a à vivre !

J’ai mille ans, et je suis encore coincée là. Ils pigent rien à la vie éternelle, c’est dingue. Et tant qu’ils pigent pas, et bien moi je peux pas partir… Je ne peux pas laisser l’humanité dans une telle ignorance ! C’est le revers du cadeau que j’ai reçu : ne mourir que lorsque je serai certaine que le secret sera à nouveau perpétué… Pourtant j’ai tout fait pour ! Je suis connue maintenant dans le monde entier, j’ai tout révélé à travers 3257 livres, 548 films, 177921 conférences. Mais il n’y a rien à faire, ils ne veulent pas piger. L’humanité peut se montrer tellement décevante parfois, et moi j’en ai ma claque d’être ici !

Je reste à naître. Je pensais avoir tout compris, avoir tout expérimenté, avoir tout vécu. Je me trompais. Comme je m’illusionnais ! Je reste à naître. A naître à moi-même. Alors me revoilà. Dans le ventre d’une jolie femme de 28 ans. Pour refaire le cycle de la vie. Accepter de tout oublier encore une fois pour redécouvrir à nouveau, pour réapprendre, tout recomprendre, ce qu’il me manque encore, pour aller plus loin, descendre encore plus profondément en moi et m’élever plus haut. Pour corriger toutes mes erreurs, guérir toutes mes blessures. Pour réaliser qui je suis, enfin. Je pensais avoir tout fait déjà, tout connu. Je me trompais. Je me trompais. Je suis encore un nouveau-né, pas encore né.


Agnès-Sarah