UN TRIO GOURMAND : Crème, fraise, petite cuillère
Dans l’assiette, la crème s’étend sur toute sa rotondité,
elle a été fouettée, pour plus d’onctuosité.
Doucement les fraises sont déposées sur la crème immaculée,
le contraste des couleurs,
du blanc parfait et mousseux au rouge cramoisi et gourmand,
et la fragrance enivrante du fruit excitent les papilles.
La petite cuillère prolonge les doigts de la gourmande,
se réchauffe à leur contact,
En une savante rotation elle est conduite sur la chair tendre de la fraise
et s’apprête à la fendre…
Non... pas tout de suite.
Menée par les doigts habiles,
la ronde cuillère gobe une dose de cette crème légère,
enrobe délicatement la fraise, l’habille de lactescence.
Quelques akènes apparaissent encore, laissant deviner le fruit désiré.
D’un mouvement adroit, elle s’engage sous la chair,
la porte aux lèvres ouvertes qui l’emprisonnent,
se laisse glisser sur la langue,
puis, quitte ce doux fourreau
pour donner libre cours à la mastication de la gastronome.
Patricia
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Chaque fois c'est pareil
A chaque fois c'était la même chose. A chaque fin de partie, il savait comment cela se terminerait. Au point qu'il priait le ciel pour ne pas tomber sur eux, non ceux-là particulièrement, mais des gens de leur « rang », du même acabit, quoi !
Déjà, ils se moquaient de son prénom, de son allure... Et en outre, il savait qu'avec eux il n'avait aucune chance de l'emporter...
Mais enfin, qu'est-ce qu'ils avaient, avec son prénom ? Lancelot, ce n'était quand même pas rien - pas Marcel ou Jean-Paul... ou Eudes, comme ce copain d'une autre couleur, c'est-à-dire d'une autre équipe, un grand flandrin mélancolique mais plutôt sympa... Quant à eux, les autres, là, ils s'appelaient Alexandre, et elle Judith - Bon, un roi, d'accord, mais vêtu de la même couleur noire que lui Lancelot, et elle, toute drapée de rouge, c'est vrai qu'elle était sexy, vraiment royale aussi dans un autre genre... Mais on voyait bien que c'était une sournoise, d'ailleurs la rumeur ne prétendait-elle pas qu'elle avait tué un de ses amants ? Elle avait été acquittée, mais par provocation elle lançait de temps à autre en guise de cri de guerre : « Qu'on leur coupe la tête ! - Qu'on leur coupe la tête ! »
En tout cas, ça ne faisait pas un pli : chaque fois qu'ils sortaient ensemble, rien que pour une partie, c'est lui perdait. Soit qu'Alexandre lui rive son clou, en lui jetant, méprisant : « Tu n'es qu'un valet... ! », soit que Judith se mette à hurler : « Je coupe à cœur ! - Je coupe à cœur... car tel est mon plaisir ! » - Elle, la jolie reine, l'implacable Belle Dame sans merci...
Alain
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COMME ON SE RETROUVE
On s'était dit ... on s'était dit et puis le temps a passé.
On a eu vingt ans ensemble et on s'est promis, comme dans la chanson, de se retrouver dix ans après, Joseph (dit le grand Jo) Maurice (dit Momo) et moi (dit rien du tout).
Joseph, cheveux frisés et moustache conquérante, se posait en chef. Maurice était l'éternel second, le souffre-douleur. J'étais l'électron libre, celui qui n'avait pas fait sciences-Po comme eux deux, mais un master de droit. N'importe quoi.
A trente ans, le rendez-vous eut bien lieu. Maurice avait perdu pas mal de cheveux et fondé une famille. Joseph cavalait toujours. Je restais discret sur ma vie privée et me bornais à écouter au "Grand Cerf", le restaurant chic de la ville, mes deux copains égrener leurs voyages, leurs mutations, leurs vie en pointillés.
- C'est pas tout çà, lança Jo à la fin du repas, mais j'espère, les gars, qu'on se retrouvera à quarante ! Et de lever son verre avec détermination.
Quarante ans. Nous y sommes. Je suis arrivé le premier devant la porte du "Grand Cerf". Je la pousse. D'un coup d'oeil, j'aperçois Maurice au fond. En dépit de nos engagements, une femme l'accompagne, la sienne, sans doute. Jo arrive un peu plus tard, seul, mais avec, plein la bouche, ces U.S.A où, dit-il, il a trouvé une place en or dans la spéculation boursière. La femme de Momo boit l'apéritif avec nous, puis elle nous laisse "entre hommes" comme elle dit. Sa silhouette de petite souris blonde disparaît vers l'autre extrémité du restaurant et Joseph écarte les bras : Alors ! Clame-t-il, quoi de neuf ?
Assistant à la fac' voisine, je viens de perdre mon boulot. Je biaise pour ne pas le leur avouer. Maurice s'étale sur sa vie familiale ... pour un peu il nous sortirait des photos de ses gosses. Je les regarde longuement tous les deux, mes anciens condisciples : Maurice a la bouche qui se fripe et Joseph tremble en avalant son énième verre de vin.
Je me dis que le tournant des cinquante, ce sera sans moi.
Définitivement.
Gérard
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Le trio blanc marron jaune
C’est une fratrie
Un trio de sœurs poubelles
L’une marron, l’aînée (longtemps fille unique)
L’autre blanche (la plus bruyante)
Et enfin la petite dernière la jaune (arrivée sur le tard)
Un trio de sœurettes
Avec ses mesquineries et ses perversités
Ses lâchetés et ses amertumes
Ses chamailleries et ses disputes
Ses jalousies et ses retrouvailles.
Elles croupissaient au fond d’un local à poubelles
Constamment sale et délabré
Et qui empestait souvent les ordures
Elles avaient rêvé d’un autre destin
Plus glorieux, plus flamboyant, plus noble
Mais la destinée en avait voulu ainsi
Croupir en attendant les détritus qu’on leur jetterait
dessus
Et des mains robustes viendraient inlassablement
Les prendre parfois avec brutalité
Pour les déposer sans ménagement sur un bout de trottoir
Qu’il pleuve ou qu’il vente
Elles devaient attendre dehors
Qu’on vienne les vider de leur contenu souvent repoussant
Et attendre encore qu'on les rentre.
Les frangines avaient bien essayé de se rebeller
D’échapper à leur triste sort
En espérant une autre destinée
Mais en vain
Elles ont fini par se résigner...
Et les choses ont changé tout doucement
Elles ont fini par comprendre, et même par accepter
D’être condamnées à ces bas-fonds de la société
Ô combien utiles !
Elles ont réalisé que leur rôle était précieux
Dans ce monde qui va droit dans le mur
Elles jouent un rôle incontournable
Elles contribuent à la chaîne du tri sélectif
Indispensable dans notre société de (sur)consommation
Et participent ainsi activement
A la préservation des ressources naturelles.
Elles se sentent à présent fières de leur rôle
En nous facilitant le tri de nos déchets
Réconciliées avec leurs rêves évanouis
Elles ont enfin trouvé leur place
Elles sont enfin en paix avec elles-mêmes.
Ziza